« Onze personnes de mon village ont déjà été tuées par des mines »

« Onze personnes de mon village ont déjà été tuées par des mines »

ENTRETIEN – Kameron est l’un des habitants de la dizaine de villages de la communauté kakaïe libérés par les Peshmergas en mai 2016. En retournant voir sa maison, il a découvert que les lieux étaient entièrement minés. Onze personnes de la communauté ont déjà trouvé la mort en sautant sur des mines. 

Comment s’est passée la fuite des villages kakaïs quand Daech est arrivé ?
Kameron : Le 7 août 2014, nous avons été réveillés à 2 heures du matin. Nos frères et cousins qui travaillaient pour les Peshmergas sont venus nous dire de quitter nos maisons au plus vite. Ils étaient sur la ligne de front et ont vu l’imminence du danger : Daech arrivait.

Nous avons donc réveillé les enfants en pleine nuit, avons pris quelques affaires importantes et sommes partis. Mon fils et mes neveux pleuraient comme tous les autres enfants: ils ne comprenaient rien, ils étaient réveillés dans leur sommeil et il fallait partir immédiatement. J’ai pris mon or, mon argent et mes papiers d’identité, et avec ma famille nous sommes partis en voiture. Nous avons proposé à ceux qui n’avaient pas de voiture de les prendre avec nous. Il y avait une vraie solidarité cette nuit là. Dans la confusion, certains n’ont pas eu le temps ou la présence d’esprit de prendre leurs affaires importantes : ils ont tout laissé sur place, argent, papiers, etc. Il y avait des pleurs, de l’empressement, de la confusion, mais nous nous assurions qu’aucun des nôtres n’était laissé à l’arrière. La plupart des habitants qui fuyaient ce jour-là ne comprenait pas vraiment ce qui se passait.

Comment la vie a-t-elle repris après cette terrible nuit ?
Nous nous sommes réfugiés dans les villages voisins derrière la ligne de front, à Kalak principalement,et dans les villages alentours. Les Kakaïs ont cherché un nouvel emploi. Par exemple, en ce qui me concerne, je travaille en tant qu’agent de sécurité à Kalak. Nous continuons à vivre. Avec ma famille, nous habitons tout près de Kalak, dans une maison où toutes les générations sont réunies : les grands-parents, enfants et petits-enfants. Cette maison, nous l’avons fait construire il y a peu, pour être bien installés. Les Kakaïs ont foi en l’avenir, ils ont continué à espérer jusqu’à la libération.

Lors de la libération des villages kakaïs, deux ans après l’exode, quelle a été la réaction de la communauté kakaïe ?
Le 29 mai 2016, les Peshmergas ont lancé une offensive pour reprendre les dix villages qui abritent notre communauté. Le 30 mai 2016, nous avons appris qu’ils avaient été libérés et que Daech avait été chassé. Le jour même, avec une joie débordante, certains d’entre nous ont pris la route pour aller voir dans quel état étaient nos maisons. Mais ce jour là, quatre hommes sont morts. Le village était entièrement miné. Deux frères et leur cousin sont morts à cause de l’explosion d’une même mine, puis un jeune garçon d’à peine 18 ans est mort en ouvrant la porte de sa maison. De loin, nous avons vu la fumée de l’explosion et nous avons accouru pour voir ce qui se passait. Plus d’une centaine de personnes sont venues ce jour-là pour aider les familles à sortir les corps. Quelle tristesse…

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Les trois drapeaux rouges indiquent trois mines. Une quatrième a explosé. © Fraternité en Irak

Pouvez-vous nous en dire plus sur les mines laissées par Daech ?
En tout, onze personnes de notre communauté sont mortes en retournant voir leurs maisons. Malgré les quatre morts du premier jour, les hommes ont voulu se rendre sur les lieux pour se rendre compte de la situation. Dans les jours qui ont suivi, sept autres personnes sont mortes. Ces gens s’étaient improvisés démineurs contre des sommes d’argent importantes. Ces hommes n’étaient pas formés au déminage et leur sort a été terrible. Nous avons été traumatisés par ces évènements et toute la communauté a partagé le deuil des familles touchées directement. Les Peshmergas ont pris le relais et ont cherché à enlever les mines de nos villages. Trois d’entre eux sont morts dans les mêmes conditions. Suite à ces tragédies, ils ont refusé catégoriquement de poursuivre cette mission de déminage. C’est évidemment compréhensible. Avec onze morts et cinq personnes blessées à cause des mines, personne n’avait envie de retourner dans les villages.

Pourtant, les Kakaïs veulent retourner chez eux. C’est pourquoi l’opération de déminage lancée par votre association est cruciale pour notre communauté. Nous sommes si proches de chez nous ! Puisque la communauté et les Peshmergas ne veulent plus prendre en charge ce déminage étant données les pertes humaines déjà subies, il faut qu’une organisation internationale composée de personnes formées nous aide. Elle pourra ensuite nous former pour que nous poursuivions la mission de déminage. Dans tous les cas, nous ne pouvons y arriver seuls, le choc a été trop dur pour nous.

Vous qui êtes retourné voir l’état de votre maison, pouvez-vous nous en dire plus sur l’état des villages libérés ?
Je suis effectivement retourné le 30 mai dans mon village pour voir ce qu’il en était. Le rez-de-chaussée de ma maison a été brûlé par les combattants de Daech. Il n’y a plus rien. Les maisons ont été endommagées, certaines brûlées, pillées voire détruites ; et l’herbe pousse à l’intérieur car elles ont été inhabitées pendant de long mois. Des tunnels ont été creusés sous les maisons pour loger les soldats de Daech qui les utilisaient comme des points stratégiques de combat, et non pour les habiter. Des portes ont été percées aléatoirement dans les murs pour permettre aux combattants de Daech de passer très rapidement d’une maison à l’autre. Notre temple a été détruit aussi.

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Un homme inspecte sa maison. Une démarche dangereuse qui a causé la mort de plusieurs membres de la communauté kakaïe. © Fraternité en Irak

Les Kakaïs veulent-ils retourner dans leurs villages libérés ?
Oui, même si certains veulent partir définitivement, la plupart ont l’intention d’y retourner. Même ceux qui ont trouvé un travail à Kalak ont hâte de rentrer chez eux. Mon oncle, par exemple, voudrait retrouver sa maison ; mais il a été choqué par les explosions de mines. Ouvrir la porte d’un frigidaire, marcher sur une planche, une canette de coca, ramasser un papier… sont des actions simples qui peuvent déclencher une mine et vous tuer. À partir du moment où on nous dira qu’un travail sérieux de déminage a été entrepris et que les terres sont sûres, la grande majorité des habitants retourneront chez eux.

Un deuxième problème est celui de l’électricité. Pour l’instant, elle est coupée car les générateurs étaient alimentés par la ville de Mossoul, encore occupée par Daech. La municipalité de Kalak nous a assuré que si plus de 50 familles se réinstallaient dans les villages, elle les raccorderait à l’électricité. Les 50 familles seront faciles à trouver, donc je pense que ce ne sera pas un problème. L’enjeu est aujourd’hui celui du déminage et du sentiment de sécurité que les Kakaïs doivent avoir, suite aux traumatismes subis lors de l’explosion des mines.

Fraternité en Irak a lancé une opération de déminage dans des villages chrétiens et kakaïs de la plaine de Ninive, dont celui de Kameron. Sans déminage, pas de reconstruction possible… Aidez les habitants de ces régions à rentrer chez eux !

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