La reconstruction de Mar Behnam : « une tâche cruciale et délicate »

La reconstruction de Mar Behnam : « une tâche cruciale et délicate »

by Fraternité en Irak Actualité Chrétien d'Orient Mar Behnam Qaraqosh Yézidis

PATRIMOINE – Fraternité en Irak a interviewé une universitaire américaine qui a travaillé sur les spécificités de Mar Behnam, Ethel Sara Wolper. Réponses d’une experte qui nous en dit plus sur la singularité de ce lieu saint.

Ethel Sarah Wolper est historienne, spécialiste du Moyen-Orient.

A l’université du New Hampshire, elle enseigne l’histoire de l’Islam et du Moyen-Orient ainsi que l’histoire de l’art islamique.

 

 

Lire sa biographie sur le site de l’Université du New Hampshire.

Crédit photo : UNH

Quand le mausolée octogonal et l’église du couvent de Mar Behnam ont-ils été construits ?

Mar Behnam a été construit et reconstruit, sur une période considérablement longue. Le consensus scientifique général, basé sur les inscriptions et les caractéristiques stylistiques, est qu’une grande partie de ce qui subsiste de l’église et du mausolée date de la période médiévale – probablement du XIIème siècle et du début du XIIIème siècle. Un certain nombre d’inscriptions datent de 1146, et une autre partie des inscriptions, du XIIIème siècle. L’une des inscriptions de l’année 1146 se réfère à une reconstruction qui semble suggérer que l’église et le mausolée octogonal étaient plus anciens.

IMG_0187

La façade du couvent de Mar Behnam en 2011

Pourriez-vous expliquer les contextes politique et culturel dans lesquels ces bâtiments de Mar Behnam ont été construits ?

En raison de son emplacement sur un certain nombre de routes commerciales et migratoires, Mossoul a toujours été un centre culturel majeur. Dans la période médiévale, le contrôle de la région est passé des mains des Seldjoukides d’Iran à celles de différents chefs turcs et mongols. Ces différents dirigeants ont relié Mossoul à d’autres régions en Syrie, en Anatolie et en Iran. Pendant la majeure partie du XIIIème siècle, Mossoul a prospéré sous le contrôle de l’Atabeg Badr al-Din Lu’lu’. Il était connu pour ses vastes programmes de construction. Sous son autorité, c’est une période de prospérité sans précédent pour Mossoul, en particulier pour l’Église syrienne orthodoxe et d’autres populations chrétiennes dans la région.

Le monastère de Mar Behnam est un lieu associé à une série de guérisons miraculeuses. L’église et le mausolée sont consacrés aux martyrs Mar Behnam et Mart Sara, qui sont morts des mains de leur père pour avoir embrassé la foi chrétienne. Bien qu’il existe d’autres églises dédiées à Mar Behnam, celle de Mossoul est la plus importante, et devient l’un des principaux centres de l’église syrienne orthodoxe pendant la « Renaissance syrienne » des XIIe et XIIIe siècles. Bien que Mar Behnam soit un saint chrétien et que le sanctuaire ait toujours été en des mains chrétiennes, il est considéré comme sacré par les pèlerins musulmans comme chrétiens depuis le XIIIe siècle.

Une sculpture représentant Saint Behnam…

…et une autre, représentant sa soeur Sara

En termes d’histoire de l’art, en quoi Mar Behnam est-il un lieu unique au Moyen-Orient ?

Le monastère de Mar Behnam a attiré l’attention des historiens de l’art comme un exemple important du syncrétisme islamo-chrétien. C’était l’une des rares églises à avoir survécu aux invasions mongoles de la deuxième partie du XIIIe siècle. Même avant les catastrophes de ces dernières années, Mar Behnam était reconnu comme l’exemple le plus complet d’un style de sculpture architecturale qui était commun dans tout Mossoul et ses environs.

Compte tenu de la destruction tragique des portails et des mihrabs de la plupart des sanctuaires musulmans médiévaux de Mossoul, la sculpture architecturale de Mar Behnam, bien qu’endommagée et nécessitant une restauration minutieuse, reste le seul exemple existant de ce style qui ait été trouvé sur les sites chrétiens comme musulmans. Comme le vaste ensemble de sculptures médiévales est demeuré largement intact, sa reconstruction est à la fois une tâche cruciale et délicate.

Comment définiriez-vous et décririez-vous le style artistique de Mar Behnam ?

L’art de Mar Behnam appartient à ce que l’historien d’art néerlandais Bas Snelders décrit comme une superposition entre les arts musulman et chrétien. Il existe de multiples similitudes entre Mar Behnam et les structures musulmanes et chrétiennes non-orthodoxes de Mossoul et des régions environnantes de cette époque. Un certain nombre de reliefs sculptés sont visibles dans l’église et le mausolée, et sont regroupés dans quatre zones principales autour des portails et du tombeau, dont les sculptures présentent un style et une iconographie étroitement liés à l’art musulman du Mossoul médiéval : de nombreux scientifiques et voyageurs ont supposé que tous ces bâtiments avaient dû être fabriqués par les mêmes artisans. Les caractéristiques qu’ils ont relevées étaient les sculptures architecturales profondes.

Les seules caractéristiques qui distinguent les sculptures de Mar Behnam de celles des constructions musulmanes contemporaines étaient l’inclusion de croix et de figures chrétiennes dans les ornementations. La période des sculptures coïncide avec l’apogée de la célèbre industrie métallurgique de Mossoul qui, tout comme les sculptures architecturales, a bénéficié dans la forme et dans la qualité de la capacité des artisans de Mossoul à intégrer différents styles et formes dans l’ensemble du monde musulman.

Que révèlent les multiples langues visibles dans les gravures de Mar Behnam de l’importance de ce lieu ?

L’église et le mausolée de Mar Behnam présentent des inscriptions en syriaque, en arabe, en ouïgour et en arménien. Bien que la majorité des inscriptions soient en syriaque, les inscriptions en d’autres langues témoignent du fait que l’importance du bâtiment s’étendait à différentes communautés linguistiques et ethniques.

Saint Behnam est aussi vénéré comme le Khidr Elias. Qui est ce personnage et comment expliqueriez-vous qu’il transcende les religions ?

Khidr Elias est une figure composite qui combine le prophète musulman Khidr et le prophète Elie de l’Ancien Testament. Les deux figures ont longtemps été associées à l’immortalité et à la connaissance ésotérique. Khidr (al-Khadir) est une figure légendaire de renaissance et de renouveau qui a une histoire longue et énigmatique. Il est connu comme le compagnon et guide ultime qui transcende l’apparence de la différence religieuse. Il est souvent associé à saint Georges ainsi qu’à d’autres saints équestres qui combattent le mal. Ses fêtes sont célébrées dans tout le Moyen-Orient et les groupes Yazidi et Alawi comme les musulmans et les chrétiens invoquent son soutien.

Il a été un important sujet de dévotion pour les habitants de Mossoul et d’autres régions d’Irak. Khidr était associé à la mosquée al-Mujahidi maintenant détruite, et serait apparu à la mosquée al-Nuri. Un festival Khidr Elias à Bagdad a récemment été ajouté au patrimoine mondial. Compte tenu de son importance pour tant de communautés linguistiques et ethniques, il n’est pas surprenant que tant des sites qui lui sont liés, comme celui de Mar Behnam, aient été importants pour diverses communautés.

Pourriez-vous nous en dire plus sur l’inscription ouïgoure, et en quoi elle constitue un témoignage historique rare ?

L’inscription date de la fin du XIIIe siècle et se trouve dans le mausolée octogonal, au-dessus de la tombe de Mar Behnam, à un endroit où l’on trouve cette même inscription en arabe et syriaque. Elle invoque la paix de saint Khalid-Ilyas sur l’Ilkhan, ses nobles et ses épouses. Cette inscription qui a offert aux Ilkhanides protection et sécurité confirme le lien entre saint Khidr-Ilyas et le mausolée.

IMGP1574

Comment Al-Khidr est-il représenté et cité à Mar Behnam ? Connaissez-vous d’autres sites chrétiens dédiés au Khidr ?

Mis à part l’inscription ouïgoure, Mar Behnam a été connu sous le nom de Dayr al-Khidr et le mausolée lui-même comme Maqam d’al-Khidr. En tant que tel, il a survécu miraculeusement aux pillages mongols qui ont détruit tant d’autres églises dans la région. Bien qu’il y ne reste que peu de sites chrétiens avec des inscriptions mentionnant Al-Khidr, il y a souvent des récits (de voyages notamment) qui évoquent des mentions d’Al-Khidr dans des sites chrétiens.

Le nombre de sculptures représentant des symboles, des humains et des animaux semble être important, existe-t-il d’autres sites de cette époque avec un tel trésor ?

C’est une question difficile, surtout après les destructions de ces dernières années. C’est certainement le corpus le plus complet de ce type de sculpture que l’on puisse trouver dans la région de la Jazeera. On trouve des représentations d’animaux similaires sur des murs de villes et sur d’autres structures, mais la simple quantité de ceux de Mar Behnam est assez remarquable. Mar Behnam contient également les meilleurs exemples restants des motifs et structures en forme de trou de serrure faits avec des serpents entrelacés, qui étaient autrefois trouvés sur des sculptures à Mossoul et Sinjar ainsi que sur des pièces de ferronnerie. Ce qui rend l’architecture de Mar Behnam tellement unique, c’est qu’elle combine les traditions arménienne et musulmane.

Les spécificités architecturales, les inscriptions et les statues qui ornent l’édifice témoignent de l’influence mutuelle des grandes civilisations à cette époque : Mar Behnam est un des rares exemples de l’art islamo-chrétien qui existe encore.

Aidez-nous à redonner vie à ce monument historique !